jeudi 25 janvier 2024

Des goûts et des dégoûts



Je viens de lire avec plaisir et étonnement les souvenirs d'un prisonnier de guerre allemand, Johannes Sticker, qui a vécu dans les fermes près de Combourg entre 1945 et 1947. Il raconte sa captivité dans un ouvrage publié en français en 2005. Cet ouvrage s'appuie sur une première rédaction en allemand datant de 1977 dont personne n'a voulue dans son pays afin de "ne pas nuire aux relations franco-allemandes". Le sujet ne devait guère emballer les éditeurs! 

Ecrit 30 ans après les évènements, ce récit est délesté des regrets et des récriminations d'autant que l'auteur a bien réussi sa vie et que visiblement, il ne voit pas ses deux années de captivité comme une perte de temps! 

Le style est riche, parfois trop, mais l'ouvrage est également conçu comme un récit ethnographique, une description détaillée des moeurs et coutumes des paysans bretons du nord de Rennes. 

Il s'agit du pays d'origine de mes grands-parents maternels: Combourg, Meillac, la Chapelle-aux-Fitzmeens, Dingé, Tréméheuc. Les exploitations agricoles, aujourd'hui résidences secondaires, gîtes ruraux ou logements, existent toujours, leurs plans sont à peine remaniés et les noms toujours d'actualité, les Gâts, les chênes-févriers, la Basse-épine, La Haye, hameaux de plusieurs fermes où de nombreuses familles, métayers ou fermiers, oeuvraient depuis des siècles sans que rien ne change vraiment: la terre battue, la cheminée immense, la soue à cochons, l'étable et son purin, le bocage, les taillis.  

Le prisonnier Johannes Sticker est employé quelques mois dans deux fermes où il partage la vie de misère des paysans. Dans la première, elle est particulièrement dure mais commune au père, à la mère et au fils qui reçoit des torgnoles sans raison, il lui est réservé les travaux les plus difficiles qu'il faut apprendre auprès d'un rustre qui peine à s'expliquer en gallo/patois. C'est la crasse qui lui pèse le plus et c'est en haillons, sans chaussures et galeux qu'il change de ferme au bout de quelques mois afin de travailler pour un paysan plus riche et moins obtus. Il les quitte en larmes en 1947 et revient  dans les années 50 les visiter avec son épouse. 

De chapitre en chapitre il égrène les différentes tâches qu'il doit accomplir avec le paysan. Il décrit par le menu, les labours, la moisson, le travail du cardage réalisé par l'épouse, l'émondage des chênes sur les talus, l'arrachage des pieds de betteraves, la fabrication du cidre, les repas, le vêlage.  Rien n'échappe à son analyse! 

Un mot clé me semble essentiel dans ce récit, c'est CIDRE! Ils ne boivent que du cidre, l'eau n'est pas potable, ils ingurgitent du cidre en quantité, matin midi et soir, en toutes circonstances! 

Le deuxième aspect qui m'a frappé, c'est qu'après les deux mois de camps où il souffre réellement de la faim, il a toujours mangé à satiété et s'est globalement régalé: beurre, pain, soupe, pâtés, cochon, pommes! Par contre, voir ses hôtes tremper leur pain au petit déjeuner dans le café/chicoré lui a toujours répugné au point d'en avoir des hauts-le-coeur! Il ne supportait pas de voir  le beurre en flaque à la surface du bol, le gras en îlots et la mie imbibée. 

Je me suis alors souvenue que cette répugnance à l'égard de cette habitude était générale en Allemagne. Dans les années 70, lors de mon long séjour  dans la Ruhr, j'avais été choquée par la description que mes amis faisaient des Français trempant leur pain dans le café au lait! Ils m'avaient expliqué que seuls chez eux les vieillards édentés devaient se résoudre à cette ignominie qui les faisait vomir! 

Enfin les paysans sont toujours surpris quand ils voient Jean se laver tout nu, dans la bassine d'eau froide, des pieds à la tête, eux qui effleurent à peine la peau du visage et se rincent vite fait les mains! Concernant l'hygiène générale, je ne m'étendrais pas sur  l'absence de ouatères, la nature étant assez généreuse pour accueillir tous les besoins, nettoyée le plus souvent par les chiens et les renards ;  les paysannes pissant debout le dos au mur, ou accroupies autour du pique-nique pendant les moissons. Nous, femmes,  avons très vite perdu cette habitude alors que nos congénères masculins s'adonnent encore volontiers à ces coutumes libératoires dans n'importe coin de maisons, le long des arbres ou au dessus des fossés. 

mardi 23 janvier 2024

Fabriquer une femme de Marie Darrieussecq





Le coeur qui bat, l'angoisse sourde à portée de main, le livre de Marie Darrieussecq, fabriquer une femme,  ne me laisse pas indifférente! L'écriture est ciselée,  rien ne manque et rien de trop! A tel point qu'il faudrait relire le livre dans la foulée, plus lentement afin de s'appesantir sur la mine d'informations qu'il contient. 

Il s'agit bien de fabriquer une femme mais le roman est d'une telle subtilité que j'ai eu du mal à y lire le mode d'emploi, j'ai été plongée dans mon adolescence quand bien même Rose et Solange soient d'une génération plus jeunes! 

L'autrice décrit le tournant des années 80-90, sans gros sabots et de manière réaliste ce qui est la grande réussite du livre! Il est construit d'un seul bloc, sans chapitre, rythmé par les évènements et les points de vue des deux héroïnes: selon Rose, selon Solange et ensemble.  

Je ne peux pas mieux dire que la critique du MondeTrois décennies plus tard, le lecteur referme le livre, éberlué par l’intelligence et l’inventivité narrative de Marie Darrieussecq. Et par tout ce qu’elle a réussi à glisser dans ce double roman d’apprentissage qui adapte remarquablement son rythme à la trajectoire de chacune, inscrit leurs histoires dans les mouvements collectifs (sociétaux, politiques, musicaux…) qu’elles traversent, interroge la fabrication du masculin autant que celle du féminin, le rôle des déterminismes autant que celui du hasard. C’est brillant, juste, d’une finesse capable de mélanger précision, douceur et ironie." (Raphaelle Leyris 11 janvier 2024)   


lundi 13 mars 2023

Borgo Sud de Donatella Di Pietrantonio

Borgo Sud  de Donatella Di Pietrantonio (2023, Albin Michel, 248 pages) a un petit bon goût d'Italie (les Abruzzes) de port de pêche (Pescara), de casiers à poisson, de coquillages et de calamars frits, aux tentacules dégoulinantes de sel et d'huile de friture! Le roman n'est pas sans rappeler les livres d'Elena Ferrante mais sans les densités de l'écriture et de l'analyse. 



Chronologiquement déstructuré ou usage récurrent de sauts temporels afin de maintenir en haleine la lectrice, (élégante manière de dire qu'on s'y perd un peu), le livre est somme toute bien construit, se lit vite et agréablement sans pour autant tomber dans la littérature de hall de gare. On s'attache à tous les personnages décrits dans toute leur complexité sans que la noirceur de certains pèse trop lourd (le pire n'est-il pas plein d'humanité pour sa dizaine de chats qu'il élève et nourrit avec amour?). 

Faites vous le prêter! Vous ne serez pas déçus! 

jeudi 9 mars 2023

Les exportés, Sonia Devillers

Les exportés de Sonia Devillers ( 2022, Flammarion, 275 pages) est un excellent livre. 



L'écriture est ciselée, toutes les phrases sont importantes et apportent une information, la structure est rythmée, à aucun moment on ne s'ennuie et cerise sur le gâteau, la lecture est passionnante historiquement. 

Sonia Devillers raconte la vie de ses grands-parents roumains, de sa mère et de sa tante contraints en 1961 de quitter la Roumanie. Ils ont été exportés, vendus, monnayés comme du vulgaire bétail en échange de cochons, de dindes, d'abattoirs clés en main. Je savais que le régime de Ceauscecu dans les années 80 avait vendu ses Allemands, un peuple installé en Transylvanie au Moyen-Age, laissant vides les villages "saxons" que nous avions traversés en 2009 lors d'un road trip épatant en Roumanie. Je ne savais pas que le régime était coutumier du fait, dès les années 50 en ce qui concerne les survivants juifs qui ne sont pas morts pendant la seconde  guerre mondiale.  

Le livre n'est pas un roman ni une savante étude historique mais il en a les deux caractéristiques. Il peut faire partie des bagages indispensables de n'importe quel touriste en Roumanie et constituer une très bonne entrée en matière tant il résume le XXème siècle roumain. 

Une réussite ! "un récit brillant et fort " selon le journal le Monde.  

Je recommande !

lundi 20 février 2023

Linda Kinstler, le contraire de l'oubli. Sur les traces de mon grand-père criminel nazi

Linda Kinstler, le contraire de l'oubli. Sur les traces de mon grand-père criminel nazi (2023, Denoël, 375 pages) est un livre d'histoire américain, dense, très bien documenté, qui a tenu en haleine l'historienne que je suis. 



Pourquoi l'avoir lu? Parce qu'il correspond, à l'évidence, à mon fond de "commerce habituel", le sujet m'intéresse. Je l'ai aussi lu par curiosité. Comment l'autrice allait-elle réussir en 375 pages à raconter la vie de  grand-père nazi, alors qu'elle ne sait rien de lui, ne trouve rien, pose beaucoup de questions qui n'ont aucune réponse! Comment nous tient-elle en haleine jusqu'au bout? 

A la mode d'aujourd'hui! 

Terminé les livres d'historiens qui n'intéressent que leur spécialiste, aujourd'hui on se raconte et on raconte comment on fait l'histoire. Dans Nos tombeaux, Annette Wieviorka s'y met elle aussi non sans mal au début, on y sent la difficulté à s'y livrer. Elle n'avait eu aucune difficulté à le faire dans Nos années chinoises dont je recommande la lecture, mais elle y fait un témoignage plus qu'une étude historique. 

Linda Kinstler écrit un livre d'histoire, ardu, donne aussi son avis (ce qui me gène parfois) et raconte en même temps comment elle mène l'enquête auprès de sa famille, les chercheurs, les témoins ou descendants de témoins, en Lettonie, en Amérique latine, en Allemagne concernant la milice meurtrière de Cukurs, le Komando Arajs, une unité de SS lettons où a officié son grand-père avant de devenir un agent du KGB. De Boris au final, il est assez peu question, par contre on sait tout de Cukurs, le boucher letton exécuté par le Mossad. 

L'ouvrage est typiquement anglo-saxon, mené tambour battant, croisant une foultitude de sujets et de sources, disposant d'une bibliographie abondante (rien pratiquement en français). C'est copieux et les passages concernant le négationnisme et le nationalisme exacerbé des pays baltes sont très intéressants et font froid dans le dos. 

Globalement le livre est bien écrit donc bien traduit! 

J'ai eu envie avant le covid de faire une grande virée du nord au sud à travers les pays baltes ... je me tâte... 

lundi 6 février 2023

Le bureau d'éclaircissement des destins, Gaëlle Nohant

Le bureau d'éclaircissement des destins, de Gaëlle Nohant, (Grasset, 2023, 410 pages) est un livre intéressant historiquement puisqu'il raconte l'histoire du centre de documentation concernant les persécutions nazies: l'International Center on Nazi Persecution situé à Bad Arolsen (Arolsen Archives) ou encore jusqu'en 2019, l'ITS (International Tracer Service). Ce sont 26 kilomètres linéaires de documents (environs 30 millions) concernant les victimes du nazisme, déportés, travailleurs forcés, juifs, personnes déplacées etc... J'y ai d'ailleurs retrouvé la carte de mon grand oncle Louis, interné à Natzweiller en 1944 pour faits de résistance et libéré par l'armée américaine. 


L'autrice exploite le filon à fond, jusqu'à l'écoeurement. 

Elle concocte une intrigue très complexe afin de nous faire découvrir l'histoire du centre, le travail et les destins de multiples personnages. C'est pour ces derniers, à mon sens que le bât blesse! Trop c'est trop ... On s'y perd parfois, souvent j'ai frisé l'overdose. Tout ce qui concerne la guerre, l'après-guerre, la Shoah, les victimes et leurs bourreaux, les camps, les ghettos, les soldats, la guerre, l'exil, l'ami homosexuel, le pétainisme, le divorce, la dépression post-partum, Israël, la Grèce, les enlèvements d'enfants blonds polonais, les expériences médicales dans les camps etc... Je me disais qu'elle avait oublié les bombardements des villes allemandes mais non! Bref, -et ce mot me gène tant les sujets abordés sont graves - , ... tout est exploité! 

Chapeau! 

Je ne saisis pas bien l'objectif de l'autrice: Ratisser large? Ne pas savoir se limiter? Refuser de creuser l'intrigue et les personnages et choisir d'enfiler les perles et les lieux communs? 

J'ai lu ce livre jusqu'à la fin, agacée, me disant que c'était trop facile de conquérir le lecteur en pompant les historiens. 

Bref, une critique pas gentille! 

jeudi 26 janvier 2023

La TGJ : la très grande traversée du Jura !

La TGJ ou très grande traversée du Jura se pratique à pied, à ski de fond, à ski de randonnée, à cheval, en VTT et à bicyclette! 

Tout simplement, le Jura


J'ai choisi la bicyclette comme dans la chanson ... 

Partir en vélo sans autre bagage que deux sacoches c'est comme randonner avec un sac à dos, de gîte en gîte, il manque la sécurité de la voiture quand il fait froid et que la pluie et l'orage se déchaînent, il faut coûte que coûte avancer afin d'atteindre l'étape. Sentir la fragilité du corps est une expérience exaltante et sans doute celle que je mettrai en premier dans la longue liste de mes souvenirs de cette belle traversée du Jura. 

Nous avons suivi la planification proposée par l'association TGJ qui a concocté les étapes, qui a fourni la liste des hébergements, la carte . Le topo guide est réalisé par des bénévoles et me semble un très bon complément aux traces GPS fournies par l'association et même indispensable pour qui n'est pas familier des traces GPS. Nous avons donc respecté le programme à la lettre, exceptée deux étapes que nous avons regroupées. 



Dix jours de porte à porte à raison de 35 à 62 km par jour entre Montbéliard et Culoz, la traversée de trois départements,  la montée de quelques fameux cols, 6200 m de dénivelés positifs, 443 km. C'est une formidable expérience et une mise en jambes pour des projets plus ambitieux. J'ai pu le faire en me faisant grandement plaisir! Certes, nous avons opté pour le "tout confort" avec restaurant le soir ou dîner en chambre d'hôtes ou gîte d'étape, dormir à la dure sous une tente qu'il faut en plus porter, enquiller les kilomètres à toute berzingue pour finir au plus vite, ne fut pas notre choix, plutôt celui de la contemplation et de la béatitude! 



Grimper un col c'est comme randonner en montagne quand on atteint un lac ou un sommet, mais redescendre est beaucoup plus facile et grisant ; à l'effort succède la joie d'y être arrivé et d'avoir réussi: col de la Faucille depuis Mijoux (8,5 km, 4% en moyenne, 7% max),  col de Cuvery (1178 m, 14 km, 5,6% de moyenne, 7% max, 814m au départ de Bellegarde sur Valserine), col de la Vierge depuis Saint-Hippolyte avec la corniche de Goumois. Ce sont mes petites victoires mais tout le parcours est plutôt vallonné, les paysages sont réellement sublimes sous le soleil la plupart du temps en cette fin d'été. 

Peu de touristes début septembre, quelques motos, quelques fous du volant qu'on a envie de trucider, l'impression que la région est déserte. Pas de bistrot dans les petits villages, c'est un signe, au mieux une épicerie/dépôt de pain où la tenancière offre parfois un café en capsule pour dépanner....  et puis soudain, l'arrivée à Chanaz (parce que Culoz est un village mort le dimanche, sauf sur les quais de la gare où une armée de cyclistes attend le TER bien décidée à le prendre d'assaut quelque soit les places qui restent)  ... sur les bords du Rhône et là, l'immersion dans la foule des dimanches "au bord de l'eau"!

On vit la plupart du temps une étrange solitude sur nos bicyclettes, celle de la montée l'oeil rivé sur sa roue avant et celle arrière du partenaire, le nez dans le guidon afin que le coeur ne s'emballe pas, celles des étapes -contemplation, pique-nique- le long de la route, sur les places des villages, dans les virages, sous le panneau des cols, celle de la descente à fond les ballons accompagnée par les cloches des vaches, celle des petites villes désertes le dimanche et le lundi soir, mais cette solitude est plaisante et se savoure comme un bonbon à la menthe qu'on laisse fondre sous la langue. 

Le Jura est vert, très vert et vallonné. 

J'ai aimé les vues à perte de vue vers les Alpes ou les crêts du Jura, les descentes interminables sous les falaises crayeuses, la Corniche de Goumois route frontière entre la Suisse et la France au dessus du Doubs, Saint-Hippolyte, Bellegarde-sur-Valserine dont j'avais un souvenir épouvantable mais qui a su rénover ses bâtiments des années soixante, les cheminées rouges de Pontarlier, grimper le col de la Faucille sous la pluie et réaliser qu'en un rien de temps on l'avait atteint sans réel effort, deviner le Mont-Blanc bien couvert, le plateau du Retord après la grimpette du col de Cuvery qu'on imagine sublime sous la neige et les patins des skieurs de fond, repérer la station où j'ai appris à skier à 20 ans (Lamoura), apercevoir la colonie où nous avions logé, apprécier la première gorgée de bière du soir après l'effort et dormir comme un bébé! 

Lamoura

La vue sur les Alpes et le Vercors 

Pontarlier

ma bicyclette 

Tresvillers 


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